Cambalache


Cambalache est une chanson écrite par Enrique Santos Discépolo, en 1934, en argot de Buenos Aires, le lunfardo… la langue des pauvres, des prolétaires, des exilés, des rejetés, de ceux qui ont tant voulu croire à l’Eldorado, avant de se retrouver aux champs de sol a sol, ou dans les mines, ou en usine… le lunfardo c’est la langue du tango qui chante nos misères et nos espoirs… avant d’être stylisé, censuré, castré, aseptisé, dans les salons bourgeois. Comme tous les blues, rebetiko, fado, etc., le tango a subi des répressions sévères, dans l’entre-deux guerres, avant de devenir présentable et promotionné par l’Etat argentin. Avant de devenir une marchandise culturelle très rentable.

Mais parfois, filtre un cri, comme ce Cambalache, qui nous rappelle à la contestation, à la protestation, à la critique de ce monde brutal.

Le titre signifie en gros Bric-à-Brac, Brocante ou Marché aux puces . Voici le commentaire d’un camarade sur cette chanson : « Ce petit métèque (dixit ses ennemis fascistoïdes) d’Enrique Discepolo a sans doute écrit le plus beau tango du monde qui tourne en ridicule, l’église, les possédants, les militaires et les gouvernants. N’oublions pas que l’Argentine sort de la « décade infâme » d’une bande de sabreurs. Ce tango, écrit en Lunfardo, a passé la censure et été chanté, entre autre, par Carlos Gardel, Julio Sosa ou même Piazzola qui fermait les yeux sur la dictature. »

Nous en donnons la version de Discépolo lui-même :


Paroles

Traduction et notes d’André Vagnon.

Cambalache*

Que el mundo fue y será una porquería
ya lo sé…
(¡En el quinientos seis*
y en el dos mil también!*).
Que siempre ha habido chorros,
maquiavelos y estafaos,
contentos y amargaos,
valores y dublé*…
Pero que el siglo veinte
es un despliegue
de maldá insolente,
ya no hay quien lo niegue.
Vivimos revolcaos
en un merengue
y en un mismo lodo
todos manoseaos…

¡Hoy resulta que es lo mismo
ser derecho que traidor!…
¡Ignorante, sabio o chorro,
generoso o estafador!
¡Todo es igual!
¡Nada es mejor!
¡Lo mismo un burro
que un gran profesor!
No hay aplazaos
ni escalafón,
los inmorales
nos han igualao.
Si uno vive en la impostura
y otro roba en su ambición,
¡da lo mismo que sea cura,
colchonero*, rey de bastos*,
caradura o polizón!…

¡Qué falta de respeto, qué atropello
a la razón!
¡Cualquiera es un señor!
¡Cualquiera es un ladrón!
Mezclao con Stavisky* va Don Bosco*
y « La Mignón »*,
Don Chicho* y Napoleón,
Carnera* y San Martín*…
Igual que en la vidriera irrespetuosa
de los cambalaches
se ha mezclao la vida,
y herida por un sable sin remaches
ves llorar la Biblia
contra un calefón…

¡Siglo veinte, cambalache
problemático y febril!…
El que no llora no mama
y el que no afana es un gil!
¡Dale nomás!
¡Dale que va!
¡Que allá en el horno*
nos vamo a encontrar!
¡No pienses más,
sentate a un lao,
que a nadie importa
si naciste honrao!
Es lo mismo el que labura
noche y día como un buey,
que el que vive de los otros,
que el que mata, que el que cura
o está fuera de la ley…

Brocante / Bric-à-brac / Marché aux puces

Que le monde ait été et sera une saloperie,
ça, je le sais bien…
(Comme en 506, et en l’an 2000, aussi)
Et qu’il y a toujours eu des voleurs,
Des machiavels et des escrocs,
des gens heureux et des aigris,
du vrai et du toc…
Mais que le 20° siècle
soit un étalage
de méchanceté insolente,
il n’y a personne pour le nier.
Nous vivons vautrés
dans la mélasse,
Et tous roulés
dans le même bourbier.

Aujourd’hui, cela revient au même
d’être loyal ou traître,
ignorant, savant ou voleur,
généreux ou fripouille !
Tout est pareil !
Rien ne l’emporte !
C’est la même chose, un âne
ou un grand professeur !
Il n’y a plus de recalés
ni de promotion,
Les gens immoraux
sont à notre niveau.
Si l’un vit dans l’imposture
et l’autre vole par ambition,
c’est pareil que s’il est curé,
matelassier, roi d’opérette,
forte tête ou hors-la-loi !…

Quel manque de respect, quel accroc
à la raison !
N’importe qui est un monsieur !
N’importe qui est un voleur !
Confondus, les Stavisky, Don Bosco
et La Mignon,
Don Chicho et Napoléon,
Carnera et San Martin…
C’est comme dans la vitrine irrespectueuse
des brocantes,
la vie s’est mélangée,
et, blessée par un sabre sans garde,
on voit pleurer la Bible
adossée à un poêle…

Vingtième siècle, brocante
problématique et fébrile ;
celui qui ne pleure pas ne mange pas
et celui qui ne vole pas est un niais !
Vas-y hardiment !
Mais vas-y donc !
Et là-bas, dans la fournaise,
nous allons nous retrouver !
Ne réfléchis pas plus,
fais ton trou,
car cela n’intéresse personne
si tu es né honorable.
Tous sont pareils, celui qui travaille
nuit et jour comme un bœuf,
celui qui vit aux dépens des autres,
celui qui tue, celui qui soigne
ou qui est hors de la loi.

Notes du texte espagnol :

– cambalache : Sergio Pujol (Discépolo, Buenos Aires, Emecé, 1996), définit le cambalache comme « el purgatorio de las cosas que esperan una segunda vida en otras manos » (le purgatoire des choses qui attendent une seconde vie en d’autres mains). Ce qui correspond assez bien au français brocante. Carlos Mina, op.cit., propose d’interpréter cette notion comme métaphore de la situation de l’immigrant, qui recherche une autre vie après avoir fui un échec. Et l’Argentine du tango de Discepolo marquerait l’échec de cette recherche puisque le monde dans lequel il se réfugie est encore pire.

– quiniento seis : année 506. Carlos Mina propose une lecture de cette date. 06 pourrait être mis pour 1906, date de la mort de celui que Discépolo avait reconnu comme son père. Et il avait cinq ans lors de ce décès, ce qui pourrait expliquer le 5 de 506. Reste la valeur symbolique de cette date : depuis des temps très reculés.

– dos mil : date symbolique d’un futur lointain.

– dublé : autre orthographe, doublé, proposée par certains dictionnaires, et qui marque davantage l’origine française du terme, que l’on retrouve dans l’expression « doublé or », c’est-à-dire faux, de pacotille, en toc.

– colchonero : sens commun : matelassier. Fabrice Hatem traduit par fan de foot. Effectivement, aujourd’hui, le terme désigne en Espagne les supporters du club de football de Madrid. Mais géographiquement et historiquement, il semble improbable que Discépolo ait donné ce sens à ce mot.

– rey de bastos : ce terme est tiré du lexique des jeux de cartes. Mais certains traducteurs donnent comme traduction roi de pique. Or pique équivaut plutôt à espada. La traduction littérale serait donc roi de trèfle. Cependant, elle ne suggère pas le manque de valeur de cette carte, que l’on trouve dans l’expression roi d’opérette, plus éloignée du texte.

– Stavisky : Escroc qui a sévi en France au début des années 30, en entraînant des personnalités politiques dans le scandale.

– Don Bosco, prêtre et fondateur de l’ordre des Salésiens.

– La Mignon : personnage de romans français. Elle représente les prostituées.

– Don Chicho : Ce nom évoque deux personnages. Juan Galiffi, sicilien et chef de la maffia de Rosario, surnommé Chicho Grande. Ou encore Francisco Morrone, surnommé Ali Ben Amar de Sharpe, ou Chicho Chico, également de la mafia de Rosario.

– Primo Carnera, boxeur italien qui est venu en Argentine en 1935 pour défendre son titre de champion.

– San Martín : (saint Martin) le nom évoque en même temps le soldat qui a partagé son manteau avec Jésus déguisé en mendiant et José de San Martín, héros de la guerre d’Indépendance contre l’Espagne et fondateur de la République argentine.

– horno : le four, la fournaise, et donc l’enfer.

 


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